Accompagner un jeune écrivain dans le massif de l’Auyan Tepuy et le guider le long d’une descente en rappel de mille mètres, telle fut la mission hors norme de Marc Lubin. Organisateur d’expéditions atypiques, il raconte leur aventure vertigineuse au Salto. 

Le Venezuela n’est pas une «destination Montagne»… Et pourtant ! 

En parcourant les cartes d’Amérique du Sud, on s’aperçoit que les Andes viennent mourir dans la mer des Caraïbes et que le point culminant du Venezuela, le pic Bolivar, est un sommet andin culminant à 4978 m. Il fut un temps crédité de 5007 m. Le Venezuela compte aussi d’étranges montagnes portant le nom de Tepuy (montagne en langue indienne). Certains figurent au catalogue des agences de voyage comme le Roraima Tepuy. Ces massifs gréseux s’étendent à l’est du fleuve Orénoque et font partie du boucher guyanais. Ils constituent une réserve de falaises (à grimper?) de plusieurs centaines de km2 maîs le prix à payer est une approche longue et difficile au travers d’une jungle sans pitié, ce qui leur permet de garder toute leur superbe et de rester des objets de contemplation

Voyager dans cette partie du globe c’est entrer profondément dans l’histoire de notre terre. 

Le bouclier guyanais s’est formé il y a plus de deux milliards d’années et nous parle d’une époque où la terre ne fut qu’une: c’était la Pangée Puis les continents se sont mis à dériver. Ainsi au jurassique (-200 /-ISO millions d’années) les tensions extrêmes ont entraîné des fractures importantes qui ont abouti à la formation de ces massifs tabulaires que l’on connaît aujourd’hui. Voyager au pays des Tepuys, c’est aussi entrer dans un monde d’une biodiversité endémique extraordinaire hec au climat bien sûr maîs aussi à l’« insularité » de ces plateaux qui entrave la dissémination des espèces. Ce sont les Galapagos de la Terre Les sols pauvres sont recouverts en partie de forêt primaire et d’un manteau d’humus et ils accueillent des centaines de plantes dont une grande partie n’est pas répertoriée. C’est un Eldorado pour les biologistes et les botanistes. On rencontre des variétés d’orchidées, de plantes carnivores, de fougères arborescentes et des fleurs inconnues

Angel à la découverte du Salto

De tous ces Tepuys, le plus fameux à nos yeux est I Auyan Tepuy qui porte sur un de ses flancs la plus haute chute d’eau du monde: le Salto Angel (Kerepakupai Vena) Ce n’est pourtant en rien le saut de l’ange Son nom vient de l’aventurier américain Jimmy Angel qui, en 1937, atterrit à proximité du haut de la cascade maîs qui, ayant capoté, revint à la civilisation assez miraculeusement.  Jimmy Angel (1899-1956), aventurier et pilote fantasque, participait à la fièvre minière qui régnait à l’époque L’avion permettait d’aller prospecter lom des lieux de vie L’or était très recherche. Au cours de ses repérages aériens. Jimmy Angel aperçut une cascade qui lui parut gigantesque et qu’il considéra comme la plus haute du monde ; c’était en 1933. Il fallut quand même attendre 1949 pour avoir une confirmation s’appuyant sur des relevés dignes de foi La région des Tepuys suscitait un vil intérêt chez quèlques explorateurs dont un Catalan nommé Felix Cardona qui a consacré une grande partie de sa vie à courir ces immensités du plateau guyanais. Et déjà en 1931 celui-ci, accompagné, entre autres, de Gustave Heny (un ingénieur) et de Miguel Angel Delgado, s’était frayé un passage, avec l’aide d’une armée â&pemons habitués à manier la machette, jusqu’au rebord des falaises. Ils avaient réussi à atteindre, depuis la communauté indigène de Kamarata, le sommet de l’Auyan Tepuy (2 423 m) et avaient ensuite traversé une grande partie du plateau dont la superficie atteint les 700 km2, pour venir buter sur la « segunda muralla ».

Parvenu à ce stade de l’aventure, il importe de faire rapidement connaissance avec les Pemons. Ils constituent la grande majorité des indiens vivant dans la Gran Sabana Jusqu’à présent la pêche et la chasse les nourrissaient. Jaloux de leurs coutumes et de leur attachement à leur terre, ils peuvent aujourd’hui garder leur liberté grâce à un tourisme raisonné. S’enfoncer dans la forêt face aux Conqistadores a contribué un temps à leur salut; aujourd’hui la reconnaissance de leurs droits, de leur langue et de leurs coutumes est une nouvelle bouffée d’oxygène qui leur permet, avec l’accès à l’éducation, de rester dignes et libres Cette liberté est toute contenue dans le nom même de pemon En fait à la question de savoir si « Pemon » est le nom de leur ethnie et quel en est le sens, ds affir-ment que pemon dans leur langue signifie l’Homme. À rapprocher sans aucun doute du sentiment des Alakalufs (indiens de Patagonie) qui se désignent comme les Hommes. Revenons à l’exploration : Jimmy Angel, fasciné par sa « cascade » voulut se poser à proximité. Il prépara soigneusement son équipée, repérant un site d’atterrissage pas trop éloigné du haut de la chute d’eau, larguant du matériel et des previsions pour tenir un mois. Il s’envola ensuite, accompagné de sa femme, de son ami Heny et de Delgado qui eux avaient déjà accompagné Cardona en 1931. C’est probablement ce qui le sauva suite au capotage de l’avion. Quèlques jours à tenter de réparer et à trouver de l’or… et le projet d’atteindre le départ des chutes est abandonné pour une belle Odyssée dans un monde hostile durant onze jours pour gagner Kamarata. Il faudra quèlques décennies de plus pour que le rêve de Jimmy Angel de contempler la Vallée du rio Churrun depuis le haut de la chute, ne devienne réalité. C’est un groupe d’une université britannique qui pour la première fois en 1995 fit Palier-retour depuis Kamarata. Et la première traversée date de 1996. Ce fut l’oeuvre d’une équipe slovaque qui descendit en rappel pour rejoindre le pied de la chute d’eau. L’histoire du Salto nous renvoie à la disparition de Jean Marc Boivin (1990) et au livre de Stéphanie Bodet* sur son ascension avec Arnaud Petit et quatre compagnons (Toni Arbones, Nicolas Kaliszjgor Martinez, Evrard Wendenbaum). Il y a désormais six voies parcourant la face. Le château fort en forme de coeur que constitue r Auyan Tepuy forme un vaste plateau approximativement deux fois moins grand que le Vercors. Il est parcouru par deux rivières principales de toute beauté : le rio Churrun et le rio Kôreupai qui se jettent du plateau au Salto del diablo pour l’un et au Salto Angel pour l’autre.

Avec « El Tepuyero », l’homme du Salto

Revenant voici quèlques années d’une traversée complète de la Sierra Nevada de Merida en passant par le Pico Humboldt et le Pico Bolivar, je ne pouvais que répondre favorablement à la question des amis vénézuéliens, qui m’avaient épaulé au niveau de la logistique, de savoir si je comptais revenir. Mais j’ajoutais que mon rêve majeur était de me rendre à l’Auyan Tepuy et plus précisément au Salto Angel et que je ne savais pas comment m’y prendre bien que déjà l’endroit fût connu et offert au tourisme classique par des survols aériens ou par une approche en pirogue. À ma grande surprise ils me conseillèrent de prendre contact avec Henry « El Tepuyero ». C’est ce que je fis. « El Tepuyero » vivant à Caracas découvre au cours d’un séjour scolaire dans la Sierra Nevada de Merida à la fin des années soixante-dix et la nature et les activités de pleine nature. Il devient un fervent arpenteur des milieux naturels et pratique I escalade de haut niveau l’amenant à des podiums dans les compétitions sud-américaines au cours des années quatre-vingt. Autodidacte il devient photographe et possède une banque de données photographiques riche d’environ quinze mille exemplaires qui valorisent la vie et la nature vénézuéliennes entre autre. Fréquentant assidûment les tepuys, ouvrant des « routes » dans Ic massif de l’Auyan Tepuy. il devient le spécialiste des lieux et un partenaire incontournable pour qui veut s’approcher du monde des Tepuys à l’instar de l’émission Ushuaia, dc la télé Japonaise et d’autres En ce début de mois de décembre, la saison sèche (mi-novembre – fin avril) vient juste de commencer et nous nous retrouvons, grâce à l’initiative des éditions Guérin, à trois protagonistes pour tenter l’aventure. Tout d’abord un jeune écrivain qui, le pauvre, devra remettre sa copie à l’éditeur pour survivre et atteindre la consécration il découvre tout la lois • le pays, la marche et la technique de descente en rappel. Ensuite il y a un cameraman chargé de filmer les attres de l’écrivain i Et puis je complète le trio comme promoteur d’aventures non conventionnelles…

De la savane à la jungle

La traversée est une vraie aventure et constitue un trek exigeant et éprouvant à cause des conditions de marche dans la forêt Tout commence à Puerto Ordaz, atteinte après une heure de vol depuis Caracas. En trois heures de route, on rejoint le petit aéroport de La Paragua On se croirait au temps de l’Aéropostale. Des biplans, comme surgis de la guerre du Pacifique, pétaradent sur le tarmac brûlant et partent ravitailler les villages et les petites mines disséminés dans la jungle Une heure de vol, entassés avec armes et bagages dans une « avioneta » de six places, permet de longer la bordure occidentale duTepuy et nous dépose à Uruyen (550 m), un campement simple et confortable au pied d’Auyan Tepuy. La première journée de marche est agréable au travers de la savane et amène à un piemier camp situé à 1000 m La marche se poursuit par un chemin entre herbe et forêt sans trop de difficulté jusqu’au camp de Penon à 1800 m La forêt est splendide et les couverts protègent du soleil On découvre la boue qui macule chaussureset pantalons Le troisième jour on arrive au pied de la première muraille et là un passage incroyable emprunte une faille nommée Callejon de la Paloma qui demande quèlques exercices d’équilibre et quèlques contorsions pour atteindre le rebord du plateau.

Le paysage est étonnant et presque désertique sur cette partie où le grès est à nu. La marche, elle, en est grandement facilitée.

Le rebord du plateau que nous avons atteint est situé au sud-ouest et constitue au Pic Libertador, le point culminant de F Auyan Tepuy. Il ne nous reste plus qu à descendre tranquillement vers le no Churrun. À l’approche de celui-ci quèlques passages scabreux sur des enchevêtrements de troncs d’arbres et de racines au-dessus de trous noirs laissant deviner l’eau, donnent un peu de piment à la progression qui se fait lente et toute en précaution dans ce monde improbable Un camp très agréable au bord du no Churrun permet de se régaler en se baignant et de s émerveiller du spectacle de l’eau et de la pierre qui jouent à saute-mouton, à chat perché ou à cache-cache L’eau chargée du tanin des plantes en décomposition prend des teintes du jaune au pourpre Les colibris et bien d’autres oiseaux offrent leurs chants et nous ravissent de leurs vols II faut alors laisser ce lieu enchanteur pour les deux plus difficiles etapes du trek la montée à la Seconda Murailla et la traversée de l’esthétique labyrinthe de blocs de grès Ensuite il faut se frayer -quoique le chemin soit déjà taillé à la machetteune route à travers de hautes herbes aux griffes virulentes qui accrochent les bras et les jambes inlassablement, puis des marécages dont on ressort aussi propre qu un cochon dc sa bauge el enfin un parcours du combattant avec des branches et des troncs en tous sens qu il faut escalader ou franchir à la mode spéléo, le tout dans une ambiance de mousses humides, gluantes, visqueuses et de boue On arrive ainsi sur Ic plateau gréseux où coule le Rio Koreupay dans lequel on peut se baigner avant qu’il ne s’engouffre dans un canyon et enfin se précipite dans le vide pour 979 m de chute libre Arrivés là, il ne nous reste plus qu à attaquer les rappels à quelque cent mètres de distance du Salto pour gagner le Rio Churrun 1200 m plus bas La descente en rappels de 60 à 80 mètres est une promesse vertigineuse

La magie de la descente

Lorsqu’on arrive au départ de la descente sur Ic rebord du plateau de l’Auyan Tepuy après un bref parcours un tantinet chaotique depuis le dernier camp, on découvre alors le Salto Angel dans toute sa puissance et ense penchant, on voit même à la base de la paroi les nuées de bmine qui s’écrasent pour reformer la rivière. Le rio est là, à nos pieds, qui sort des gueules de la paroi pour bondir dans les airs. Alors commence entre nuages et soleil une odyssée verticale, voire aérienne, de rappels sensationnels où on prend plaisir à de multiples arrêts photo et, on savoure la quiétude de ces lieux austères, simples et sereins qui forment un décor grandiose. On devise avec son ombre qui descend en parallèle à quèlques mètres de soi. Au passage d’un surplomb, on découvre ses compagnons tout petits sur leur vire, serrés les uns contre les autres. Immanquablement un avion de touristes vient frôler la paroi pour, tout comme nous, taquiner le Salto. Quèlques vires où la végétation cache la paroi permettent l’accès au rappel suivant. Emergeant de cette végétation qui part à l’assaut de la paroi, un éperon détaché offre unbelvédère formidable sur le Salto. Bivouac à l’abri de l’énorme surplomb de la Cueva. Sensation d’infinie quiétude, loin de tout. Au matin, le soleil fait ses gammes et le Salto tout en mugissant projette son ombre qui telle un lézard noirâtre s’enfuit dans l’abîme. Et vers la plaine, brumes et lumières flirtentà qui mieux mieux pour le plus grand bonheur des yeux. Alors commence un combat dans lequel cordes et lianes se confondent, où la végétation regorge de traquenards pour nous garder dans l’univers des Tepuys. Parfois la pente faiblissant et la végétation gênant la progression, on est amené à remettre le sac sur le dos plutôt que de le laisser pendre dans un fouillis vert dont on devient vite prisonnier. Les vues sur le Salto s’estompent et la bataille continue avec terre, rochers, arbres, fougères ; mais petit à petit l’horizon se ferme, la lumière diminue, la pente faiblit et on atteint un socle rocheux tapissé de mousses et de feuilles. Les cordes sont lovées et oh damnation viennent trouver place sur le dessus du sac. Une vague trace zigzague jusqu’à un excellent sentier. Une trouée dans la forêt permet d’accéder au rio et le Salto nous apparaît dans toute sa splendeur et sur toute sa hauteur. Encore une petite heure de marche pour savourer les bruits de la forêt et réaliser l’expérience vécue dans ces montagnes equatoriales, véritables « Galapagos terriennes » tant elles recèlent de curiosités animales ou végétales. Le sentier mène au campement de Isla Raton. Après une nuit de repos, on s’octroie une demi-journée de pirogue -ici nommées curiacas- dans un environnement magnifique pour gagner via les rios Churrun et Carac, le bourg touristique de Canaima. Encore un petit vol d’avioneta et c’est le retour à la civilisation.

Cet itinéraire sauvage, pur, exigeant, de toute beauté reste totalement ignoré et ne compte que quèlques parcours par an.

À ce jour, moins de deux cents personnes ont effectué la traversée intégrale de l’AuyanTepuy par cet itinéraire et encore moins par l’itinéraire du Rio Churrun. La terre des Tepuys est, une terre d’aventure pleine et entière apte à capter notre soif d’authenticité.

Article de Marc Lubin à propos du livre Jungle, et publié en juin 2016 dans La Montagne.