Avec « Le Voyage d’Octavio », Miguel Bonnefoy signe un premier roman aux accents prophétiques
Qu’est-ce qu’un pays, sinon un récit ? Cent ans après un miracle éphémère impliquant une statue de procession et une église bâtie à la hâte, l’apprentissage et les errances d’un pauvre analphabète vont réinventer la fable primordiale qui donne ses contours et sa chair à un lieu sans histoire.
Pour son premier roman, Miguel Bonnefoy, né en 1986 de père chilien et de mère vénézuélienne, a composé en français la geste d’une terre sans légende. Imaginant un héros désarmé, tel Perceval qui, devant le Graal, ignore la magie à l’oeuvre, l’auteur est à l’égal de son personnage, Octavio, un voyant. Et un apprenti surdoué. Celui-ci doit son salut à Venezuela, une comédienne élégante et fantasque qui va lui apprendre à la fois à lire et à aimer. A fuir aussi, puisque enrôlé dans la bande de Guerra, un cambrioleur charismatique, Octavio est confronté à sa belle le soir de sa première effraction.
Dès lors, chaque rencontre de sa vie d’errance le transforme. Moins, toutefois, que les paysages qu’il traverse et où il puise une force phénoménale, défiant les éléments. Tel ce torrent que lui seul parvient à dompter : « II était là, entier dans cette bataille, dominant les dangers avec l’obstination démesurée des grandes entreprises humaines. »
Lui qui, exclu de l’écrit, interrogeait chez Venezuela les courbes sinueuses d’une pierre gravée – « Du doigt, Octavia suivit les lignes pour les déchiffrer. Il voyait dans ce désordre de pierre le tissu humain de son bidonville, comme un monde qui vient de naître, que le néant précède » – accède au monde sans le secours des signes tracés par l’homme. Démiurge naïf aux pouvoirs illimités. « A Campanero, l’écriture n’était pas née de l’homme. Elle était née de cette nature sans raison, où rien ne vient empêcher la soif tropicale de grandir, de s’étendre, de s’élargir dans une ivresse sans mesure. Elle était née de cette frénésie qui fait plier le genou à toutes les abondances, à toutes les démesures. »
Transgresser les genres
Il avait pressenti auprès de sa belle une vérité que les hommes méconnaissent faute de simplicité, redonnant par le biais des mots « la clarté à ce qui était obscur et de l’attrait à ce qui en était dépourvu » et renoncé à se définir. « Il avait pour le monde un dévouement presque poétique. Certains parlaient d’un géant né d’un torrent, d’autres d’un esclave arraché à la liberté. Quand on lui demandait, il répondait qu’il venait de la terre. »
Si la littérature est pierre à déchiffrer et l’écriture, nature à explorer, Octavio peut transgresser les genres et fusionner avec ce monde minéral et végétal. Une greffe qui permet à la fable d’accéder à la magie de ces textes fondateurs que réclament les hommes pour se croire élus.
Par la force de la langue, l’audace du propos, la fertilité de l’imaginaire et la grâce onirique du dénouement, on songe à Alejo Carpentier et aux tenants d’un réel merveilleux ; mais l’économie toute classique de certaines sentences évoque aussi la Marguerite Yourcenar dernière manière, et fait d’Octavio un parent du Nathanaël d’Un homme obscur (Gallimard, 1982), dont il partage les rêves sereins : « Parfois les enfants manquaient pour aller vaquer aux foins ou à la garde des troupeaux. Octavio pardonnait ces absences, séduit par l’idée de les imaginer instruits par la nature. » Qu’est-ce qu’un récit, sinon une sagesse ?